- Vous rappelez-vous de la première fois que vous avez rencontré Philippe Sollers ? Quelle impression vous a t-il fait ?
- J’ai eu en fait deux premières rencontres avec lui. La première fois au début des années 1990, j’ai 24 ans, pendant l’été je lui ai écrit une lettre de lecteur enthousiaste, postée de Bordeaux, et il m’a répondu avec une carte postée d’Ars-en-Ré sur laquelle figure le Fort de la Prée vu du ciel, avec au dos ces mots : « Je ne réponds jamais aux lettres, mais pour vous oui. Merci », puis après une ou deux lettres il m’a invité à passer le voir à Paris chez Gallimard. Le jour dit, je me présente à l’accueil de Gallimard, on le prévient, j’attends quelques minutes, et alors descend par l’escalier une sorte de géant, littéralement, un homme vraiment très grand, comme un basketteur, qui au beau milieu des marches, avant même que j’ai fait un mouvement, lance dans ma direction, à pleine voix dans le hall de Gallimard : « Pautrel ! Pautrel ! Pautrel ! Comment ça va ? » alors qu’il ne me connaît pas du tout, puis il m’emmène prendre un verre au bar du Pont Royal, tout proche. Ce moment où il m’a salué de loin sans me connaître était surprenant mais en même temps rassurant, ça brisait la glace, et c’était immédiatement le Sollers que j’ai connu ensuite et jusqu’à aujourd’hui : jovial et toujours de bonne humeur, toujours heureux de vous voir et toujours prêt à rire. En 1990, je lisais mais je n’écrivais pas encore, ou vraiment très très mal, j’étais un autre qu’aujourd’hui, un être sans grand intérêt ni pour moi ni pour autrui, et d’ailleurs après cette première rencontre, Sollers ne répond plus à mes lettres et nous ne nous revoyons plus. De 1990 à 2005 j’ai appris à écrire tout seul dans mon coin, et finalement j’ai réussi à publier un premier livre chez un éditeur régional, puis j’ai envoyé des courts récits un peu fantastiques à Sollers qui en a publié quelques uns dans sa revue.
La seconde première fois où nous nous rencontrons c’est en 2006 à Bordeaux à la librairie Mollat, et je suis alors devenu un apprenti auteur. Sollers vient de terminer sa rencontre avec le public bordelais, il y a là plusieurs invités de marque, dont Denis Mollat et quelques journalistes parisiens qui l’ont accompagné pour ce déplacement (dont Vincent Roy). Je m’approche de Sollers, je me présente, je lui dis que je n’arrive pas à faire publier les récits en recueil, à publier un deuxième livre. Il se retourne vers ses hôtes qui l’attendent pour aller dîner dans un grand restaurant, il leur dit : « Je vais vous demander de patienter, je dois prendre MP en consultation privée », un peu comme le ferait un grand médecin ou un cardinal, et il m’entraîne dans une pièce adjacente à la salle Albert Mollat. Il prend deux chaises, les place l’une en face de l’autre, nous nous asseyons et il me dit « Je vous écoute ». Quand nous avons fini, et après qu’il m’ait dit « Vous y arriverez, je vous publierai dans la revue autant qu’il faudra, on les aura à l’usure, ils publieront votre livre », nous revenons au milieu des invités et alors il met sa main sur mon épaule et leur dit avec solennité : « Je vous présente MP, retenez son nom, c’est un grand écrivain ». Il n’a presque rien lu de moi et je n’ai évidemment pas encore écrit L’homme pacifique le premier roman de moi qu’il publiera dans sa collection trois ans plus tard, mais il décide de m’offrir un moment de confiance en moi, il me soutient autant qu’il peut à ce moment compliqué de ma vie, il m’appuie. C’est ça Sollers : la fidélité, le soutien maximal, l’appui décisif au bon moment.
- Que représentait Sollers pour vous, avant de le rencontrer ?
- C’était d’abord celui qui m’avait ouvert la porte de la lecture des classiques grâce à ses articles mensuels dans Le Monde des livres, c’était le polygraphe, l’homme de savoir. C’était ensuite le grand romancier, superbe styliste et penseur puissant. Et enfin c’était l’éditeur et le personnage public, travaillant chez Gallimard, maison d’édition historique, la maison de Proust, de Céline, et de la Bibliothèque de la Pléiade. Un homme multiple, capable d’aller à la télévision et la radio, et en même temps capable d’évoluer dans la réflexion philosophique et poétique la plus poussée et la plus profonde.
- Que représente-t-il pour vous aujourd'hui ?
- Une alliance de la poésie et de la philosophie, c’est-à-dire une pensée artistique vivante, et qui est la quintessence de la grande littérature : la pensée incarnée. Sollers, c’est d’abord une langue magnifique, très douce, très précise, un styliste inouï, un véritable poète. Tous ses textes, les romans comme les essais, recèlent une sonorité unique. Ce n’est pas seulement écrit, c’est comme sanctifié, frappé du sceau d’une certaine identité stylistique, physique en quelque sorte, à nulle autre pareille. Ensuite, Sollers c’est aussi le penseur offensif, je n’aime pas le terme ‘polémiste’ car il est négatif, je dirais plutôt qu’il est combatif. C’est une sorte de second Voltaire, ou mieux : un pendant à Voltaire, Voltaire opère au XVIIIe siècle, Sollers opère au XXIe, avec en plus une sensibilité, une délicatesse, une douceur dont n’est peut-être pas capable Voltaire. Bref c’est un écrivain doublement présent, écrivant et agissant dans son temps : politique et actif. Il n’y a aucun autre romancier capable de penser et agir socialement, écrire bien sûr, mais aussi être présent dans les médias pour dire les choses, en mettant chaque fois dans le mille, et également être présent dans l’édition en dirigeant une collection dans la maison d’édition la plus respectée dans le monde, Gallimard, où il est également très impliqué puisque membre du comité de lecture.
J’ajoute qu’en tant qu’auteur publié dans sa collection, il m’est toujours apparu comme très à l’écoute, attentionné, sensible, fidèle, avec une grande mémoire des choses, rapide dans sa lecture des manuscrits, toujours précis et prudent quant à une publication du texte (même après cinq livres parus, il ne me dit jamais « Je vais le publier » mais « Je vais proposer à Gallimard sa publication »). Il a un jugement instantané et sûr, et cependant il est capable parfois de changer d’avis si je lui présente des arguments convaincants. Toujours enthousiaste, je ne l’ai jamais vu ou entendu déprimé, bien au contraire, il est très entraînant, et chaque rencontre est une sorte de don d’énergie, avec un côté presque thaumaturge, exactement comme l’est la lecture de ses livres (particulièrement ses plus récents romans que je compare parfois à des médicaments pour le lecteur, des vitamines, des sortes de ‘potion magique’).
En tant qu’éditeur, Sollers est capable aussi de conseiller, si on le lui demande, sur une question très personnelle. Cependant il n’est jamais indiscret et ne semble pas se préoccuper de la vie privée d’autrui, mais seulement du texte que ce dernier crée, le texte, le texte, le texte, toujours le texte, ce qui bien sûr n’empêche pas la sympathie et l’amitié, et la sensibilité et la prévenance. Il a une vision à la fois très noire de la société et du monde actuels, et en même temps il a un incroyable optimisme, disant qu’une révolution est en cours, qu’on va vers le mieux, même si ça va être long, et il rit, il rit de quasiment tout, et tout le temps, chaque fois qu’on se croise, il commente l’actualité, je lui raconte un peu ce que j’ai vu et vécu à droite à gauche, et nous rions, vraiment, nous rions de ce qu’il a vu, entendu, et de ce que je lui raconte. Et aussi il me donne des conseils de lecture, relire tel texte, tel auteur. Avec lui les choses sont toujours en mouvement très rapide, il est mobile dans un monde immobile.
- Pensez-vous que pour une génération d'écrivains, les 40, 50 ans, il a été une figure incontournable ?
- Bien sûr, et même pour les nouveaux écrivains qui ont aujourd’hui 20 ans. Il est le seul à analyser le monde actuel avec une telle acuité et à écrire en conséquence, mais aussi à transmettre la leçon des auteurs classiques et à apprendre aux gens à lire, à insister sur la lecture. Combien d’autres écrivains défendent aussi constamment la littérature et particulièrement les auteurs classiques, mais aussi une certaine façon d’être au monde, avec son corps entier, un certain mode de vie français dont l’origine se trouve essentiellement au XVIIIe siècle ? C’est une œuvre active, radio-active même, rayonnante et agissante, une œuvre politique tout en étant, je le répète, très poétique.
- Auriez-vous été publié par un autre éditeur que Sollers ?
- Non, ni pour mon premier livre ni pour les suivants. Sollers est un lecteur très fin, très ouvert, avec une écoute plurielle et capable de capter des émissions complexes, subtiles, des signaux faibles qu’il perçoit de très loin. Le premier livre qu’il a publié de moi, un roman sur mon oncle, a été refusé partout ailleurs, y compris dans des maisons réputées très littéraires.
- Quels livres de lui aimez-vous ? et Pourquoi ?
- Paradis, incroyable poème, épopée d’un homme de la fin du XXe siècle lisant et jouissant, un texte sans ponctuation et pourtant très facile à lire, une ode à la liberté. Femmes, Les Folies Françaises, La Fête à Venise, Les Voyageurs du Temps, L’éclaircie, des romans décrivant tous un narrateur au corps en action, pleinement dans son temps (ses romans sont aussi des chroniques détaillées de ce monde contemporain très troublé), lisant et vivant, donc jouissant doublement. Mais il y a aussi ses passionnants recueils d’essais, des sortes de grands dictionnaires encyclopédiques de l’histoire de la littérature et de l’art.
- Pensez-vous comme d'autres qu'après Femmes, ses livres deviennent moins ambitieux ?
- Au contraire, son œuvre s’approfondit de livres en livres, il y a des romans extrêmement importants comme La Fête à Venise, ou Une vie divine, ou plus récemment L’Éclaircie (qui du reste approfondit et développe la thèse de Femmes). Il y a aussi Beauté, à présent en 2017, écrit au beau milieu du chaos français et mondial. Et il faut aussi parler des essais, La Guerre du Goût et les volumes suivants, c’est-à-dire, tout de même, environ trois ou quatre mille pages de textes sur la littérature et l’art ! C’est donc au total une œuvre considérable, qui a pris précisément beaucoup d’ampleur après Paradis et Femmes, et qui est en mouvement et en croissance rapide, à la façon d’une nébuleuse en train de créer des étoiles.
- Sollers aujourd'hui, est-il selon vous un écrivain heureux? Accompli? A t-il aujourd'hui la place qu'il mérite ?
- Sa place est actuellement largement sous-estimée ou plus exactement délibérément minorée. La société ne lui pardonne pas d’être à la fois talentueux et heureux. Dans un monde parfait, il serait nobélisable, l’universalité de son propos l’impose (le corps, la lecture, la dénonciation de la Société du spectacle, la philosophie des Lumières, l’art – musique et peinture -, les sciences et la mystique, l’ironie, le sexe, la liberté, l’individualisme, la place des femmes, la nécessité de la guerre). Mais on ne lui pardonne pas, tout comme à son collègue américain Philip Roth, la partie sexe de ses livres, ni son érudition, ni la cohérence de son propos, et encore moins sa puissance poétique. Cette dénégation est triste pour le présent, mais pas très grave pour l’avenir parce que le temps tranchera en sa faveur.
- En tant qu'éditeur, comment travaille t-il avec vous ? Y a t-il précisément des passages ou des phrases qu'il vous a demandé de changer ou de rectifier ?
- Jamais, pas un mot. Il ne me fait pas retravailler, et heureusement car ça ne me conviendrait pas. Je ne comprends pas comment un éditeur peut demander à un auteur de retravailler son texte, c’est idiot, il n’est pas lui, il ne peut pas savoir ce que son corps a ressenti et sera capable d’écrire. Sauf sur des détails (détails dont les remarquables préparateurs de copie et correcteurs de Gallimard s’occupent d’ailleurs très bien), faire retravailler un auteur ne peut qu’amener à dénaturer sa pensée et peu à peu lui faire rater son œuvre, le faire sortir de la route. Avec Sollers, je suis responsable de mon futur, j’ai les choses en main, c’est moi qui conduis. J’écris ce que je mérite, et au final je vaudrai ce que j’ai écrit. Quant au choix du sujet de mes livres, j’ai une complète liberté : Sollers est curieux de tout ce que j’écris, quelque soit le sujet, et jamais il ne souffle une idée de roman, une direction, ni même un genre de textes. J’ai publié dans sa collection quatre romans du genre dit « autofiction », puis deux du genre « biofiction », si tant est que ces termes signifient quelque chose. Nous n’en avons jamais parlé avant que je commence à écrire, je lui ai envoyé le texte seulement une fois achevé, il l’a lu, il l’a aimé, il l’a proposé pour sa collection à Antoine Gallimard qui l’a accepté. J’ajoute que, non seulement j’ai une totale liberté de sujets pour mes romans, mais en outre jamais le volume de ventes de mes livres n’est entré en ligne de compte : malgré mes faibles ventes il continue de me publier. Bref : liberté de sujet, lecture rapide, acceptation ou refus (sur huit textes proposés, il m’en a refusé deux et il avait raison) toujours rapides, pas de retravail sur le texte – sauf une fois une vague suggestion, que j’ai prise en compte et tenté d’appliquer, avant de constater que ça ne collait plus au texte et de lui expliquer pourquoi et comment, et il a alors accepté mes arguments – . L’éditeur rêvé, vraiment.
- Vous qui connaissez bien son œuvre, un des thèmes centraux de son travail reste les femmes. Comment Sollers représente t-il les femmes dans ses livres ?
- Je crois que Sollers ne représente pas les femmes, mais chaque fois une femme différente. Il fait des portraits, toujours très émouvants, de femmes particulières, qu’il a rencontrées et aimées (y compris les rares femmes un peu négatives, voir la Reine du Lys d’Or ou la Flora de Femmes). Elles ont à l’évidence toutes existé et on peut même relier plusieurs personnages féminins de plusieurs de ses romans à des femmes identifiées, dont notamment les deux femmes de sa vie actuellement connues, Julia Kristeva et Dominique Rolin. Ce sont toujours des portraits individuels et non abstraits, il me semble. Elles ont toutes existé dans la vraie vie, ou existent encore, et revivent dans ses romans. On publiera peut-être un jour un ‘‘Dictionnaire des femmes dans les romans de Philippe Sollers’’ et il contiendra probablement quelques centaines de prénoms. Toutes différentes et toutes essentielles à la construction du roman, à la pensée du narrateur. Les femmes sont peut-être le thème central de son œuvre et de ce point de vue, L’Éclaircie est un roman essentiel à lire et relire.