Qu’est-ce que la France ?
c’est-à-dire : qu’est-ce qui fait que nous restons
ensemble ? La vraie réponse à cette question est un
mystère,
mais pour un jeune écrivain comme moi, être français c’est
une sensation géographique, c’est vivre comme un
émerveillement
le fait de savoir écrire dans la langue utilisée par le pays
où
vécurent et furent heureux tant de grands artistes, de
Montaigne à
Picasso, en passant par Laurence Sterne, Voltaire, Léonard de
Vinci,
ou James Joyce.
Ces grands Hommes de notre
Histoire, il fut une époque où les billets de banque français
les
célébraient : l’astronome Le Verrier, Richelieu, Henri
IV,
Pasteur, Eiffel, Pierre et Marie Curie, illustraient nos
monnaies de
papier. Parmi eux, il y avait des artistes (tels les peintres
Quentin
de la Tour, Delacroix, Cézanne, ou les musiciens Berlioz,
Debussy),
et parmi ces artistes une majorité d’écrivains :
Chateaubriand (billet de 500 F, 1945), Hugo (500 F, 1953),
Molière
(500 F, 1959), Racine (50 F, 1962), Voltaire (10 F, 1963),
Corneille
(100 F, 1964), Pascal (500 F, 1968), Montesquieu (200 F,
1981),
Saint-Exupéry (50 F, 1993).
Il y a quatre ans, les billets
et les pièces en euros ont remplacé les francs. Jusque là, en
France, la tradition voulait qu’à l’inverse des billets qui
accueillaient la figure de grands hommes, les pièces soient
ornées
de symboles républicains abstraits : la "semeuse",
une "Marianne", un arbre. L’euro a fait le choix
inverse : les billets comportent un symbole abstrait
identique
dans tous les pays et les pièces restent l’espace de
personnalisation nationale. Le résultat en France est la
disparition
de tous les portraits de grands hommes sur nos actuels pièces
et
billets.
Examinons rapidement les
motifs choisis par les autres pays européens pour leurs
pièces :
des monarques, des blasons, mais aussi des artistes, notamment
des
écrivains. Les espagnols ont choisi Cervantès pour leurs dix,
vingt
et cinquante centimes d’euros et les italiens ont choisi Dante
pour
leurs pièces de deux euros. Il est temps pour la France de
choisir
un grand homme de son histoire pour orner ses pièces en euros,
et
pour ma part je plaide pour un écrivain.
Il existe un très grand
écrivain qui n’a jamais figuré sur un billet en francs,
peut-être
parce que sa notoriété et la perception de son véritable génie
ont mis longtemps à s’imposer : Marcel Proust. À une
époque,
quand on demandait au grand public le nom du plus célèbre
écrivain
français, il répondait « Hugo » ; depuis quelques années
il
répond de plus en plus souvent « Proust ». Dans le reste du
monde
aussi, Marcel Proust est aujourd’hui perçu comme le plus
emblématique des grands écrivains français, et, peu à peu,
comme
le plus important de tous aux côtés de Rabelais, Molière, ou
Voltaire. Son visage est mondialement connu et, bien qu’Andy
Warhol
ne l’ait jamais peint, il est célébrissime : les grands
yeux
naïfs et doux, la moustache épaisse, les cheveux coiffés avec
la
raie au milieu. C’est ce visage qu’il faudrait à l’avenir
graver sur le recto de nos pièces de deux euros, l’hommage de
notre pays au génie artistique d’un écrivain dont la figure
intellectuelle ne cesse de grandir années après années.
Pour la première fois dans
l’histoire de la construction européenne, les pièces de
monnaie
frappées par un pays circulent dans tous les autres pays, si
bien
que nous payons chaque jour avec des pièces représentant Juan
Carlos, Mozart, Albert II de Belgique, Dante, ou l’empereur
Marc
Aurèle. Il serait merveilleux que 300 millions d’européens
puissent payer demain sur toute l’étendue du continent avec
des
cercles de métal à l’effigie de Marcel Proust.